Quelle est l’inégalité la plus flagrante qui t’a poussée à t’investir dans la grève des femmes ?
Christiane Brunner (CB) L’article constitutionnel sur l’égalité entre hommes et femmes – y compris l’égalité des salaires – n’avait jamais été mis en œuvre depuis son adoption dix ans plus tôt. Or, nous avions été très fières de cette victoire au niveau de la constitution en 1981 et nous avons attendu des résultats. Et il a bien fallu constater que, des résultats, il n’y en avait pas. D’où notre déception et notre colère.
Pauline Scheider (PS) Ce n’est peut-être pas « une » inégalité, mais plutôt l’hypocrisie générale qu’il y a autour du féminisme, surtout de la part de la droite, qui explique cette grève. On fait croire aux femmes que, l’égalité étant dans la loi, elles ont tout en mains pour réussir, gérer leurs carrières, s’engager politiquement au même titre que les hommes. En partant du principe que l’égalité dans la loi est suffisante, on oublie totalement tous les facteurs structurels et sociaux qui – de fait – ne permettent pas aux femmes d’avoir accès aux mêmes opportunités, d’être considérées comme égales aux hommes.
As-tu dû faire face, dans ton engagement politique, aux inégalités liées à des représentations de genre ?
CB À l’époque où je suis rentrée au Conseil national, puis au Conseil des États, il y avait encore bien moins de femmes que maintenant; j’ai donc été confrontée sans cesse à une majorité masculine. La meilleure illustration en est sans doute ma non-élection au Conseil fédéral. J’étais la seule candidate du parti, mais la majorité des Chambres fédérales a quand même élu un homme socialiste à ma place. Jusqu’à ce que la mobilisation des femmes impose finalement l’élection d’une autre femme au Conseil fédéral en la personne de Ruth Dreifuss.
PS Pour ma part, j’ai déjà été confrontée à de telles inégalités, mais ce n’est pas le cas à la JS Suisse : le parti étant réellement engagé en faveur de l’égalité, nous avons des formations et des discussions qui permettent à toutes et à tous d’être conscients des difficultés qui existent en politique comme ailleurs pour les femmes. Par contre, lorsqu’on est confrontées à des personnes d’autres partis, qui n’ont pas conscience de cela ou qui ont sciemment choisi de l’ignorer, ça peut être très dur. Ces personnes basent leurs réflexions sur une vision méritocratique de la réussite, pensent que l’égalité a déjà été atteinte, ou ont une vision des femmes biaisée par les clichés et le sexisme ambiant.
Quelles étaient, en 1991, ou sont, en 2019, les revendications principales portées les grévistes ?
CB En 1991, c’était l’égalité ! L’égalité des salaires, l’égalité dans l’insertion sur le marché du travail, l’égalité dans la répartition des tâches ménagères. Cela passait par plus de moyens pour concilier la vie professionnelle et la vie familiale par exemple.
PS En 2019, l’égalité salariale réelle, la reconnaissance du travail du « care », la fin des violences faites aux femmes. Le message est que les femmes en ont assez, leurs parcours sont semés d’embûches, elles sont systématiquement moins prises au sérieux que les hommes, leur sexualité est utilisée contre elles et sans cesse remise en question. Nous sommes en 2019, cela doit cesser !
En quoi la pression de la rue peut-elle faire avancer les choses ? Quelles autres actions peuvent aboutir à des résultats ?
PS Tout d’abord, une pression venant de la rue permet à toutes les classes sociales de pouvoir manifester leur colère, et de faire entendre leurs revendications, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on passe par la voie plus « institutionnelle ». Deuxièmement, on constate que les décisions politiques ne suffisent pas à faire entendre raison au camp bourgeois (comme en témoigne le grand nombre de non lors du vote d’entrée en matière sur la loi sur l’égalité : ils ne souhaitaient même pas en discuter !), une pression supplémentaire ne sera donc pas de trop. Sensibiliser par l’éducation, penser avec un autre prisme que le masculin ou sanctionner de manière appropriée les actes sexistes permet également de faire avancer la cause.
CB La grève des femmes de 1991 a eu un réel impact au niveau de la prise de conscience des femmes sur les inégalités encore existantes et de leur ras-le-bol de l’inertie de la société. Elle nous a aussi amené, entre autres choses, la loi sur l’égalité quelques années plus tard. Mais pour mettre cet instrument en œuvre, il faut parvenir à rendre les salaires transparents dans le secteur privé et à contrôler et sanctionner les entreprises qui ne respectent pas l’absence de discrimination.
Pourquoi, selon toi, la droite n’est-elle pas davantage présente sur cette thématique ? Ne serait-il pas nécessaire toutes les femmes s’unissent pour ce combat ?
CB Pour qu’un parti politique mette en priorité l’égalité de traitement entre femmes et hommes dans son action, il faut d’abord travailler à l’intérieur de ce parti. C’est ce qu’ont fait de nombreuses femmes dans les différents partis avec beaucoup de difficulté. D’ailleurs quand je suis entrée au PS en 1976, ce n’était pas encore une évidence, cela ne l’est devenu qu’avec le temps, et ce, grâce à notre combat féministe à l’interne de notre parti.
PS Dans l’idéal, les femmes doivent être solidaires, cependant l’idéologie de la droite est, par essence, individualiste, ce qui dessert la cause humaine. Le fait est que la droite ne se bat que pour l’intérêt des femmes les plus aisées, sans tenir compte des besoins de celles issues des classes sociales les plus basses, comme des places de crèches abordables et en nombre suffisant, la reconnaissance du travail du « care », la protection des femmes issues de l’immigration, etc. Il faut faire converger les luttes !
Quelle place doivent prendre les hommes dans ce combat ? Entre retrait et activisme ?
PS Le but du féminisme est l’égalité, une société dans laquelle chacune et chacun a les mêmes droits, et les mêmes chances. Actuellement, ce sont les hommes qui font les lois, dans les parlements comme dans la rue. Aujourd’hui, ils font partie de la classe dirigeante, mais nombreux sont ceux qui ont pris conscience et soutiennent les mouvements féministes, ce qui renforce le mouvement. Même si ce n’est pas à eux d’accaparer les plateaux télévisés pour expliquer en quoi il est difficile d’être une femme en politique, ils doivent s’engager, pour que cette lutte soit menée de manière commune.
CB Au PS Suisse, les hommes participent à notre combat – la plupart l’ont en quelque sorte intériorisé – ils sont donc les bienvenus pour se battre avec nous, à condition, comme l’a bien résumé Pauline, de ne pas squatter les premières places en laissant comme d’habitude les femmes à l’arrière.