L’extrême droite a immédiatement trouvé dans ces évènements le déclencheur rêvé pour justifier la société paranoïde à laquelle elle aspire car tous ses préjugés complotistes semblent confirmés : les étrangers – surtout musulmans – sont mauvais par nature et cherchent tous sans exception à détruire notre culture occidentale. Sa surexcitation identitaire se drape d’un vernis de féminisme juste pour mieux marquer son territoire face aux étrangers. Dans son sillage, Christoph Blocher se fait le chantre de la défense des femmes alors que son parti – et lui-même – est une caricature de sexisme sans scrupules (votes systématiques contre des avancées élémentaires sur les crèches, contre la violence domestique, contre une fiscalité égalitaire, contre les pensions aux femmes divorcées, volonté de suppression du bureau de l’égalité, références lourdes concernant la drogue du violeur durant les élections fédérales, etc.). Avec sa supercherie grossière et ses généralisations sur les Maghrebins, l’extrême droite nous empêche d’avancer. Ce qu’elle cherche avec ses volumineuses sottises débitées depuis ces trois dernières semaines, c’est nous contraindre à devoir choisir entre nos droits de femmes et la défense du droit à une protection internationale pour tout être humain. Face à ce prétendu dilemme, il faut refuser à juste titre de faire un choix.
Pour progresser dans ce sujet piège sur lequel se déchirent en ce moment les féministes, deux écueils peuvent d’ores et déjà être évités. Il s’agit, d’une part, de ne pas céder aux récupérations et aux généralisations précitées. D’autre part, il importe de ne pas adopter une posture de déni en minimisant les actes qui ont eu lieu, et en passant sous silence leur signification et les questions particulières qu’ils soulèvent. Car les agressions sexuelles qui ont eu lieu ce soir-là sont effectivement d’une portée inédite. Elles réclament notamment que soient réaffirmées, sans concession aucune, les valeurs qui définissent notre société, en l’occurrence ici la place, acquise et non négociable, des femmes dans l’espace public.
Femmes : libres et en sécurité dans l’espace public
Pour démarrer le diagnostic et sans minimiser Cologne, il faut d’abord pointer que cette place est déjà menacée depuis quelques temps. Le phénomène est devenu malheureusement récurrent : au harcèlement quotidien en constante augmentation (de rue, au travail et dans le couple)[1] s’ajoutent pour les femmes les agressions sexuelles qui sont devenues plus nombreuses lors de grands rassemblements de foule. Le nombre de personnes présentes, le caractère « libératoire » du moment festif auxquels s’ajoute l’usage important d’alcool ou autres désinhibants y contribuent largement, accentuant dans ces conditions la violence sexuelle, dirons-nous « ordinaire », déjà bien trop présente dans notre société. A titre d’exemple, à l’OktoberFest, ce sont chaque année plusieurs centaines de plaintes qui sont déposées par des femmes.
A ce constat de départ, viennent maintenant s’ajouter les évènements de Cologne. Ceux qui veulent empêcher que de tels actes ne se reproduisent doivent aujourd’hui essayer de comprendre comment ils ont pu arriver. Car ces agressions comportent des caractéristiques bien spécifiques sur lesquelles il convient de se pencher si l’on entend saisir toute la portée de ces évènements, sans faire l’impasse sur le rôle qu’a pu jouer, puisque c’est cela qui est souvent mis en exergue, la provenance des protagonistes. Un degré de violence et d’organisation a clairement été dépassé lors de cette triste nuit.
L’élément le plus saillant et qui n’a pas manqué d’être relevé est que le mode opératoire de ces individus rappelle les évènements de la place Tahrir en 2011, lors de la révolution égyptienne. Il faut distinguer d’emblée une agression sexuelle commise par un individu sans préméditation et les agressions en bande dont ont été victimes les femmes à Cologne : de véritables attaques en meute, selon un mode opératoire précis (isolement puis encerclement des victimes). On connaît par ailleurs encore mal le niveau exact d’organisation préalable de ces attaques qui auraient pu être coordonnées sur les réseaux sociaux.
Ce mode opératoire est en premier lieu clairement importé et il est difficile de ne pas le mettre en relation avec la provenance des protagonistes. Au-delà de l’excitation primitive qu’elle procure et de l’effet de groupe qui sans doute, la stimule, cette pratique attestée vise clairement à dissuader les femmes d’être présentes dans l’espace public. La terreur qu’elle engendre risque de modifier rapidement les habitudes et les comportements des femmes, restreignant de fait leur liberté. Et c’est là, effectivement, que le bât blesse le plus. Si toute forme d’agression sexuelle finit, par effet d’autocensure, par décourager une partie des femmes à sortir seules le soir, à prendre le métro, etc., la violence extrême du mode opératoire de Cologne a un impact grandement démultiplié sur la perception qu’une femme aura de sa propre sécurité lors d’un rassemblement de foule, et dans l’espace public de manière plus générale.
Il est indéniable que l’accès à l’espace public, et la manière de pouvoir s’y comporter, reste fort variable d’une sphère culturelle à une autre. La présence de femmes non accompagnées d’hommes, vêtues comme bon leur semble à toute heure du jour et de la nuit est en Occident, considérée comme un acquis. Enfin, il devrait du moins en être ainsi. Cette liberté n’existe clairement pas dans d’autres parties du monde. Que des migrants récents, issus de telles régions soient déboussolés par ce fait n’est pas en soi, incompréhensible. Ces éléments peuvent expliquer certains comportements. Expliquer, mais en aucun cas, excuser. Car il n’est pas question de modifier les « bornes » actuelles de notre propre société concernant la liberté des femmes dans l’espace public, la liberté de se vêtir selon son envie, la liberté de sortir non accompagnée et de se mouvoir en toute sécurité. Les femmes ont chèrement acquise cette liberté, elles ne sont en rien négociables.
Intégration et limites
Il est donc clair qu’il appartient aux migrants de gérer ce hiatus et les difficultés engendrées par ce « décalage » lorsqu’il y en a. Quant à la société d’accueil, son rôle consiste à accompagner le plus solidement possible ce chemin vers l’appropriation d’autres normes et d’autres valeurs que celles vécues jusqu’alors dans la société d’origine au moyen de programmes d’éducation et de prévention, notamment. Sur une question aussi profondément ancrée dans la mentalité que le rapport homme-femme et la place des femmes dans l’espace public, il est évident que l’adoption de nouvelles valeurs et de nouveaux comportements reste, selon les individus, longue et difficile. La migration requiert une attitude constamment active et une forte résilience de la part des concernés.
Par ailleurs, la provenance des protagonistes, si elle joue un rôle, ne doit pas masquer d’autres caractéristiques des agresseurs de Cologne que l’avancée de l’enquête révèle au compte-goutte. Si la grande majorité d’entre eux sont effectivement Maghrébins, ils sont aussi – et surtout – désaffiliés socialement, faiblement formés, criminalisés, consommateurs de psychothropes et à la merci des réseaux organisés. La précarisation et la ghettoïsation de ces immigrés, pour la plupart récents, est une composante essentielle à prendre en compte. S’intégrer et intégrer, c’est aussi faire en sorte d’éviter toute forme de marginalisation.
Marcher sur un fil ?
En ce moment, certains cherchent à nous faire croire que l’on marche sur un fil et que l’on risque à tout moment de basculer soit dans le délit de faciès, soit dans le reniement des valeurs féministes. Il est certain que si on se laisse acculer à cette position d’équilibrisme précaire, grande devient la tentation de se taire. L’autocensure menace.
L’affaire de Cologne est une très mauvaise nouvelle pour les femmes car la violence patriarcale menace aujourd’hui d’être porteuse d’une stratégie criminelle large qui confisque à plus ou moins grande échelle nos libertés de femmes. Il faut avoir la force, la lucidité et le courage de mener une lutte sans merci contre les violences. Des actions générales doivent être prises avant tout et surtout par l’éducation, l’information sexuelle systématique dans les écoles. Par la création d’un recensement permanent des agressions sexuelles (style Harass Map). Par des cours d’intégration clairs sur le « non-négociable » dans notre société et par des programmes intelligents d’intégration pour éviter que la frustration sociale menace la paix sociale et pour que les migrants n’aient pas à devoir choisir entre pauvreté et criminalité. Cela passe aussi par le fait de faire une place légitime à toutes les religions sans discrimination. Par des accélérations des procédures d’asile qui permettent des sélections rapides et claires. Par une lutte contre l’immigration illégale des criminels. Par une application stricte du Code pénal. Il s’agit d’être capable de marcher sur la ligne de crête entre l’inadmissible délit de faciès que d’aucuns voudraient accoler à certaines communautés migrantes et la nécessité de punir les actes criminels par les solides institutions de l’Etat de droit dont nous disposons, indépendamment de l’origine et les motivations de ceux qui les commettent.
Au-delà de ces actions, les évènements de Cologne constituent une double opportunité politique. Tout d’abord, l’opportunité de rappeler que la mission de la société d’accueil n’est aucunement de réviser les valeurs qui la fonde, notamment en demandant à ses habitants « d’adapter leur comportement », mais d’accompagner au mieux les nouveaux venus dans l’appropriation de ces normes lorsque cela est nécessaire, et d’exiger qu’ils s’y tiennent. Cologne offre, d’autre part, l’opportunité de visibiliser la violence sexuelle, et cette fois-ci, toutes les formes de violences sexuelles, quels que soient l’identité des agresseurs, leur degré de gravité et les lieux où elles s’opèrent. Celles-ci constituent en effet un véritable problème de société qui tend à être passé sous silence. Les libertés obtenues par les femmes, comme toutes les libertés d’ailleurs, restent fragiles. Il ne faut jamais l’oublier.
Cesla Amarelle, Présidente ad interim des Femmes socialistes suisses, Conseillère nationale (VD)
[1] Selon une étude en 2004, près de 60% des femmes allemandes déclarent avoir au moins une fois été victimes de harcèlement sexuel. Une étude de l’EPFZ qui a enquêté sur les violences auprès des jeunes de 15 et 16 ans observe que si les violences reculent, celles portant sur le sexe ne suivent malheureusement pas cette évolution. 18% des jeunes filles entre 15 et 16 ans mentionnent des violences sexuelles dans leur relation de couple.