Entreprises et droits humains: réparation sans frontières !

Petit retour en arrière : en 2006, l’entreprise Trafigura fait déverser des déchets pétroliers dans des décharges à ciel ouvert autour de la ville d’Abidjan. Une catastrophe sanitaire qui touche quelque 100’000 personnes. Dépourvues de droit de recours en Côte d’Ivoire, les victimes déposent une plainte collective en Grande-Bretagne, siège de l’une des filiales de Trafigura, qui aboutit au versement d’indemnités. Aucune démarche n’est effectuée en Suisse où est pourtant domicilié le principal établissement de l’entreprise.

Quelles sont les possibilités, pour les victimes de violations des droits humains par des entreprises, d’accéder à des réparations, le cas échéant en Suisse ? Cette question doit faire l’objet d’un rapport du Conseil fédéral, selon la Commission de politique extérieure du Conseil des États, qui a déposé un postulat dans ce sens le 11 août dernier[1]. La chambre des cantons doit encore se prononcer le 26 novembre sur cette proposition.

Ce postulat fait suite à la pétition « Droit sans frontières », déposée en 2012 avec 135’000 signatures. En 2013, le Conseil des États a décidé de renvoyer ce texte à la commission, avec mandat d’élaborer une proposition. Pour rappel, la pétition demande que les multinationales suisses respectent les droits humains et l’environnement partout dans le monde et que les victimes de violations commises par ces entreprises aient accès à la justice en Suisse.

Cette seconde revendication est au centre du postulat, qui demande au Conseil fédéral d’examiner les mesures – judiciaires ou non – mises en œuvre par d’autres États et de dégager des pistes appropriées pour la Suisse, en tant que pays d’origine des entreprises. Le premier aspect de la pétition a quant à lui conduit, par le biais d’un autre postulat[2], à un rapport de droit comparé sur le devoir de diligence des entreprises, publié par le Conseil fédéral en mai dernier[3].

L’accès à des voies de recours est un droit humain, garanti par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont la Suisse est partie. Plus spécifiquement, les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux « entreprises et droits humains » ont pour troisième pilier la réparation des torts commis. Ces Principes reconnaissent que les États d’origine des multinationales ont un rôle à jouer dans l’accès à des voies de recours. En effet, dans nombre d’États, les victimes n’ont pas d’accès réel au système judiciaire.

Or, dans notre pays, « il n’existe pas de bases juridiques contraignantes garantissant un accès à la justice suisse lorsqu’un système judiciaire à l’étranger présente des lacunes »[4]. Et pour les victimes d’entreprises suisses à l’étranger qui, dans certaines conditions, peuvent tout de même accéder à la justice helvétique, les obstacles pratiques sont nombreux : le fardeau de la preuve à leur charge, la lourdeur des frais judiciaires et l’impossibilité d’intenter une action collective en font partie. Ce n’est donc pas un hasard si aucune plainte de ce type n’a abouti en Suisse.

La Suisse compte pourtant de nombreuses multinationales sur son sol. En particulier, le secteur des matières premières est fortement représenté dans notre pays – notamment dans le canton de Genève – et est hélas propice aux violations des droits humains ainsi qu’aux graves atteintes à l’environnement. Un rapport publié en mars 2013[5] reconnaît les multiples problèmes posés par ce secteur : à commencer par la malédiction des matières premières, ce contraste choquant entre la richesse en ressources de certains pays et l’extrême pauvreté de leur population ; sans oublier les atteintes aux droits humains, le financement de conflits locaux, la corruption, l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et la pollution de l’environnement. Rien de moins.

Las, ce rapport ne propose pas de véritables solutions pour extraire, en même temps que les matières premières, les populations de la pauvreté ! Ni d’amélioration de l’accès à des réparations.  En réaction à cette inaction, la Déclaration de Berne a lancé début septembre un projet d’autorité – pour l’heure fictive – de surveillance des matières premières. Calquée sur la FINMA, la ROHMA contribuerait à défendre l’intégrité de la place suisse des matières premières et participerait ainsi au maintien de conditions-cadres concurrentielles.

La responsabilité sociale et environnementale des entreprises est aujourd’hui un thème de portée mondiale. Si la Suisse va dans le sens de la pétition, en pleine cohérence avec son rôle fondamental de lutte contre la pauvreté, de promotion des droits humains et de préservation des ressources naturelles, elle a tout à y gagner. À commencer par la défense de sa réputation, que nous devons assurer, pour une fois, de manière proactive : la Suisse doit être première de classe – ou presque – pour ce qui est de la protection des droits humains dans le secteur des matières premières et dans l’économie en général. Et, tout comme l’activité des multinationales, l’accès à des réparations doit franchir les frontières !

 

[1] Po. CPE-CE (12.2042). Accès à la réparation.

[2] Po. CPE-CN (12.3980), adopté par le Conseil national le 13 mars 2013.

[3] « Rapport de droit comparé. Mécanismes de diligence en matière de droits de l’homme et d‘environnement en rapport avec les activités d’entreprises suisses à l’étranger » du 28 mai 2014. La motion 14.3671 demande la mise en œuvre de ce rapport. Mentionnons aussi le postulat 12.3503, qui prévoit que la Suisse élabore une stratégie pour mettre en œuvre les principes directeurs de l’ONU sur l’économie et les droits humains.

[4] Selon le Conseil fédéral, en réponse à l’interpellation Seydoux 12.3499.

[5] « Rapport de base: matières premières. Rapport de la plateforme interdépartementale matières premières àl’attention du Conseil fédéral » du 27 mars 2013.

 

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