Le succès de la grève des transports publics à Genève a réveillé de nombreux fantasmes. Que n’a-t-on pas entendu sur le risque d’une « situation à la française », d’une Suisse qui « tournerait le dos au partenariat social », quand il ne s’agit pas carrément de « frontaliers infiltrés qui poussent les salariés suisses à faire la grève comme en France » ( !). Quant aux conséquences de la grève, quelles salades n’a-t-on pas entendues, la dernière en date étant celle de mon collègue Christian Lüscher (PLR/GE), pourtant avocat, pourtant versé dans les arcanes du droit du travail, qui exigeait, dans le « Matin Dimanche » du 7.12 : « Il ne faut pas hésiter par exemple, à ne pas payer le salaire des grévistes, envoyer des avertissements pour abandon de poste (…) nous vivons dans un Etat de droit » ! D’autres, comme mon collègue Fathi Derder (PLR/VD) qui a l’excuse de ne pas être juriste, vont jusqu’à proposer d’interdire le droit de grève et les syndicats (supra RTS forum du 8.12.14). Il faut dire que, d’une manière générale, les médias n’ont pas manqué d’attiser la haine du public contre les grévistes, les taxant qui de « privilégiés » qui d’« irresponsables », comme si notre pays allait tout à coup sombrer par la faute d’une poignée de syndicalistes radicaux.
Un petit rappel s’impose donc sur le droit de grève en Suisse, sur ses conséquences et sa pratique, ainsi que sur les différences avec d’autres pays (en particulier la France que tous semblent redouter).
Le droit de grève, un droit fondamental garanti par les conventions internationales
Le droit de grève et la liberté syndicale (ou liberté de coalition) ne viennent pas de nulle part. Conquis de haute lutte par le mouvement ouvrier, ils ont donné aux travailleurs le poids de négocier d’égal à égal avec les employeurs. Par exemple, le Tribunal fédéral du travail allemand a déclaré que, sans droit de grève, le droit de négocier collectivement ses conditions de travail (donc de conclure des CCT), ne serait qu’un « droit de mendicité collective ». Sans le moyen de pression de dernier recours qu’est la grève, les salariés n’auraient souvent pas obtenu d’accord collectif. Sans cette menace, qui n’a en général pas besoin d’être mise à exécution, il serait souvent impossible d’amener les employeurs à la table des négociations. Le succès de la grève des TPG parle d’ailleurs pour lui : une grève ciblée, de courte durée a permis aux travailleurs de ramener les partenaires sociaux à la table des négociations et au final d’obtenir gain de cause sur toute la ligne. D’autres grèves récentes (Merck Serono, Novartis, secteur principal de la Construction en faveur de la retraite anticipée, ateliers CFF de Bellinzone, etc.) ont aussi donné des résultats spectaculaires… qui restent probablement dans la gorge des adversaires des travailleurs.
D’une manière générale, sans liberté syndicale, qui contient aussi le droit de négociation collective, il n’y aurait ni CCT, ni syndicat pour défendre les salariés. La loi sur le travail serait celle de la jungle, ou plutôt celle du « libre marché » comme aiment à l’appeler certains. Or, les mécanismes du « libre marché » ne sont que rarement favorables aux travailleurs. En se posant en adversaire de ce droit fondamental, la droite dure se range aux côtés des dictatures dont un des premiers soucis est, en général, de mettre les travailleurs au pas en muselant ou en interdisant les syndicats.
Droit de grève et liberté syndicale font donc logiquement partie des droits humains fondamentaux, et même l’OMC en admet le caractère universel et inaliénable. Ils sont avant tout codifiés dans les conventions fondamentales de l’OIT, organisation sise à Genève et qui fonctionne de manière tripartite : Etat, syndicats et organisations patronales ont toujours leur mot à dire lorsque cette importante organisation prend des décisions. N’en déplaise aux fanatiques anti-droit de grève, ce dernier a donc été élaboré avec la collaboration et l’assentiment… des organisations patronales !
La grève, un droit constitutionnel
Mais le droit de grève n’est pas qu’une obligation internationale de notre pays. C’est un droit ancré d’abord dans la jurisprudence du Tribunal fédéral, puis dans la Constitution fédérale (art. 28). Le droit de grève fait donc, en Suisse aussi, partie intégrante des règles de l’Etat de droit. Ce serait plutôt ne pas respecter le droit de grève et la liberté syndicale qui serait contraire aux principes de l’Etat de droit.
Mais le droit de grève n’est pas seulement ancré dans la Constitution, ses limites y sont aussi clairement posées. Ainsi, la grève n’est licite que si elle est organisée par un syndicat, porte sur les conditions de travail et est un moyen de dernier recours, quand toutes les tentatives de négociations et de conciliation ont échoué. Ces conditions sont importantes et font qu’une pratique de la grève « à la française » ne serait tout simplement pas licite en Suisse. Par ailleurs, le TF a rajouté une condition, même si le Constituant l’avait expressément rejetée : selon notre Haute Cour, une grève doit respecter le principe de la proportionnalité pour être licite. Là encore, c’est une condition qui empêche tant les grèves « sauvages » qu’une « culture de la grève permanente ».
Cela dit, même si une grève est licite, ce n’en demeure pas moins un acte difficile pour les salariés, qui perdent leur droit au salaire (ce que semblent ignorer ceux qui exigent à grands cris que « les grévistes ne soient pas payés »…). Par ailleurs, une grève licite n’est jamais un « abandon de poste » comme semble le croire M. Lüscher, étant donné que, de par la loi, la grève suspend l’obligation de travailler en même temps que le droit au salaire. Enfin, si le licenciement d’un travailleur qui participe à une grève licite est abusif, la trop faible sanction en cas de licenciement abusif n’a souvent aucun effet dissuasif sur les employeurs.
Les causes de l’augmentation des grèves
Il n’en demeure pas moins que, même avec des conditions aussi restrictives, les grèves sont en augmentation depuis une bonne quinzaine d’années en Suisse. Si on examine attentivement les causes de cette augmentation, on s’aperçoit rapidement qu’il ne s’agit pas vraiment des effets d’une néfaste influence française, par ailleurs totalement chimérique. On constate plutôt que l’augmentation du nombre de grèves coïncide avec la montée en puissance du capitalisme financier et des nouveaux managers formés aux écoles ultralibérales. Pour ces dirigeants et ces actionnaires, pérenniser les places de travail passe souvent au second plan, seule compte la rentabilité à court terme. Face à un employeur qui n’a plus pour objectif de développer son entreprise pour la transmettre à ses héritiers, le partenariat social devient plus difficile, car employés et employeurs n’ont plus d’intérêts communs. En effet, comment négocier une amélioration des conditions de travail ou la sauvegarde des emplois quand le propriétaire de l’entreprise ne veut que valoriser les actifs et se fiche totalement des places de travail, de la motivation des salariés ou de leurs conditions de travail ?
Jours de grève pour 1000 salarié-e-s en CH 1911-2005. (Source : USS)
Vers une situation à la française ?
Dès qu’une menace de grève est évoquée, médias et partis bourgeois préviennent que notre pays ne va pas tarder à se « transformer en France » ! Mais tant les faits que le contenu du droit de grève montrent que cette prédiction relève du fantasme. En effet, le droit de grève français ne connaît pas la condition d’avoir un syndicat qui organise la grève, ni celle du respect de la proportionnalité. Or, la première de ces conditions a une influence déterminante sur la propension à faire grève : s’il suffit d’un seul autre collègue pour déclencher une grève, sans concertation, sans large soutien au sein de l’entreprise, sans décision démocratique des travailleurs concernés, on peut facilement se douter qu’il y aura plus souvent des grèves. En outre, si la condition du rapport aux conditions de travail existe formellement en droit français, elle n’est en pratique guère respectée, car la grève y est souvent utilisée à des fins politiques, par exemple pour faire pression sur le gouvernement. Mais surtout, les faits montrent qu’une comparaison avec la France n’est tout simplement pas sérieuse, tant le nombre de jours de grève reste faible de ce côté-ci du Jura (cf. le graphique ci-après).
Bref, la comparaison entre le droit de grève en France et le droit de grève en Suisse revient à comparer des poires et des pommes. Mais il y en a qui ne s’attardent pas à ce genre de détails.
Jours de grève pour 1000 salarié-e-s (Source : OCDE, Mercer, tagesanzeiger.ch)